Films

Lorenzo – avant Mad Max : Fury Road, le chef-d’œuvre incompris de George Miller

Par Antoine Desrues
28 mai 2022
MAJ : 21 mai 2024
Lorenzo : photo

Avant Mad Max : Fury Road et Trois mille ans à t’attendre, George Miller a signé avec Lorenzo un film médical bien loin du mélo attendu. Décryptage.

Avant que l’univers post-apocalyptique de Mad Max ne vienne frapper de plein fouet un monde sonné par sa violence et son génie, son imagerie faite de vitesse, de bitume ensanglanté et de crashs faisait partie du quotidien de son réalisateur George Miller. Avant de se lancer pleinement dans le cinéma, le bonhomme s'est tourné vers des études de médecine qui l’ont amené à devenir interne dans un hôpital de Sydney.

S’il utilisait son temps libre pour tourner des courts-métrages, le cinéaste ne pouvait pas s’empêcher de penser à ces heures ées dans le service des urgences, où il voyait des corps malmenés par des accidents de la route.

La médecine et son impact sur l’homme n’ont donc jamais quitté le réalisateur, comme peuvent en attester les élans transhumanistes de la saga Mad Max. Cela étant dit, George Miller a eu l’opportunité d’être bien plus explicite sur cette obsession de cinéma avec Lorenzo, son mélodrame médical injustement oublié. Retour sur un film qui condense tout le talent d’un cinéaste inestimable.

 

Lorenzo : photo3000 ans à attendre Furiosa

 

Huile de coude

1987. Alors que le succès de la trilogie Mad Max lui permet de quitter son Australie natale pour aller se frotter à Hollywood, George Miller connaît une déconvenue avec Les Sorcières d’Eastwick. Devant composer avec les désidératas changeants du studio, le réalisateur juge l’expérience catastrophique, malgré la réussite du long-métrage.

De retour en Australie, le réalisateur se consacre principalement à la production, mais cherche malgré tout un sujet qui pourrait raviver la flamme. C’est là qu’il tombe sur un article de journal relatant l’histoire rocambolesque d’Augusto et Michaela Odone. Dans les années 80, leur fils Lorenzo se retrouve atteint d’une maladie orpheline incurable, l'adrénoleucodystrophie (ALD), qui engendre une détérioration rapide du système nerveux.

 

Lorenzo : photo, Susan SarandonEntre l'enfant mort de Max et Lorenzo, on sent un pattern chez Miller...

 

Face à un corps médical qui baisse d’office les bras, le couple Odone décide de comprendre le mal qui ronge leur enfant, et ce malgré leur absence totale de savoir dans le domaine. Leur obstination et leurs recherches leur permettent de développer une huile dont les nutriments réduisent les effets de la maladie.

Tandis que la presse s’empare de l’histoire en la considérant comme un miracle, Miller se méfie de ce raccourci. Sa rencontre avec la véritable famille Odone suffit à lui faire comprendre l’or qu’il a entre les mains : Lorenzo ne doit pas être un film sur une guérison, mais sur un combat.
Pas étonnant donc que le réalisateur débute son long-métrage sur un chant swahili dont les paroles signifient : "la vie n’a de sens que dans la lutte."

En réalité, Lorenzo prend moins la forme d’un mélodrame médical que d’un film de guerre teinté de film d’enquête. L’œuvre complète de George Miller (et en particulier ses films pour enfants, de Babe 2 à Happy Feet) partage plus de points communs qu’il n’y paraît avec la saga Mad Max, surtout dans son rapport à un parcours héroïque intransigeant et violent, qui bouleverse ses personnages au point de les redéfinir.

 

Lorenzo : photo, Nick Nolte, Susan SarandonTa tête devant le film

 

Fury Road to Success

Or, c’est exactement sur ce modèle qu’il reconstruit son histoire vraie. Face au normativisme de cette banlieue pavillonnaire où vit la famille Odone, Miller a l’intelligence de choisir les visages attachants de Susan Sarandon pour incarner ces parents qui transpirent de bonhomie. Les cadres léchés accentuent alors une façade qui ne demande qu’à se craqueler, alors que la courte focale commence à s’immiscer pour pervertir l’espace et les corps, comme pour annoncer le cauchemar à venir.

C’est pourquoi Lorenzo est d’ailleurs une œuvre portée par une énergie du mouvement folle, alors que la majorité de son action est réduite à la maison des Odone, des hôpitaux et une bibliothèque. A ref la stagnation d’une société qui lui assure qu’aucun traitement n’est envisageable, cette famille devient sous le regard de Miller les nouveaux "Road Warriors" : il faut toujours avancer, car c’est la seule manière d’écrire son histoire, ou alors choisit-on de la fuir et de la subir.

 

Lorenzo : photoGeorge's Anatomy

 

Forcément, le réalisateur inclut dans cette démarche un regard ionnant sur la croyance, qu’il peut implémenter facilement dans le récit grâce à la foi catholique de ce couple italo-américain. Si d’aucuns ont considéré ce dispositif de mise en scène trop illustratif et balourd, George Miller exploite pleinement la maestria de son découpage pour composer des plans qui iconisent les Odone. C’est très clair avec Michaela, qui est régulièrement filmée comme une Pietà avec son fils sur les genoux, notamment dans cette scène en plongée dans une chambre d’hôpital où un rai de lumière atterrit sur elle.

Comme souvent chez Miller, cette iconographie chargée lui permet d’interroger le sens profond, voire l’origine des mythes fondateurs de l’humanité. Le christianisme est loin d’avoir l’apanage du film, qui pioche également dans d’autres croyances. Ce n’est pas un hasard si la plus belle scène n’est autre que celle où l’ami africain de Lorenzo vient chanter à son chevet un chant musulman. Les Odone ont leur foi, mais acceptent n’importe quelle forme d’espoir, car elles reposent finalement sur les mêmes peurs, et la même douleur.

 

Lorenzo : photoDu Norman Rockwell perverti ?

 

Métaphysique des corps

A partir de là, cette expérience de la lutte devient le dispositif principal du film, qui bouleverse par la viscéralité de sa mise en scène. Entre ses caméras débullées, ses travellings pénétrants et ses longues scènes sur les spasmes insoutenables de l’enfant, Lorenzo est une proposition à la fois sensible et sensitive, qui synthétise la façon dont le découpage de Miller s’accroche à la subjectivité des corps pour transmettre au spectateur leur rapport au monde.

Si le cinéma est un portail vers un autre univers qui interagit avec notre cœur et notre tête, le corps humain agit à sa manière comme une caméra, qui capte le monde qui nous entoure pour mieux nous permettre d’y trouver notre place. Pour George Miller, la véritable tragédie de l’histoire des Odone se trouve dans cette privation des sens que représente l’ALD. Et plutôt que de trouver une solution, la médecine et les parents d’autres enfants malades préfèrent ostraciser ces victimes d’un ordre naturel dans lequel ils n’auraient pas leur place.

 

Lorenzo : photo, Nick NolteGeorge Miller en train de préparer son élixir

 

En choisissant de se battre, le couple Odone remet au centre de l’équation la soif de vivre et la survie comme motrices de l’humanité, et comme conditions de sa transcendance. Qu’il s’agisse des repas confortables de l’association de parents ou des plans larges lénifiants sur des armées de médecins hébétés, le collectif agit à la manière d’une masse indistincte et zombifiée, qui a choisi de ne plus interroger ses limites et sa place dans l’univers.

Métaphysique, le film de George Miller l’est tout autant que le reste de son œuvre, quand bien même l’échelle cosmique de sa narration paraît moins perceptible à première vue. Pourtant, ses plans zénithaux marquent ce point de vue divin sur l’action, alors même que les Odone scrutent régulièrement le ciel, en quête de réponses.

 

Lorenzo : photo, Nick Nolte, Susan SarandonQuand tu expliques aux sceptiques que c'est un grand film

 

Mais pour revenir à l’approche très anthropocentrée de Miller, dont la conception du monde ne peut se faire qu’à l’aune de l’interprétation que le corps fait de son environnement, ce ciel recherché a besoin d’être manufacturé. Pour son dernier plan, la caméra du film opère un travelling et un panoramique vers le plafond de l’église Saint-Ignace-de-Loyola à Rome, et sa peinture de l’apothéose du Saint en question. Derrière les croyances et les mythes, il y a toujours des humains dont les exploits sont à l’origine des miracles qui nous façonnent. C’est exactement le cas de la famille Odone, dont Miller souligne le courage et l’abnégation, prouvant que leur réussite ne doit rien au hasard.

Ainsi, Lorenzo traite en substance d’un vertige existentiel, où tout est une question d’échelle. C'est d’autant plus beau que la résolution du film repose sur le fait que l’enfant parvienne à simplement bouger un doigt, geste dont la petitesse ouvre un champ des possibles infiniment plus grand que lui. C’est aussi pour cette raison que George Miller est l’un des plus grands cinéastes de tous les temps : il pense son cinéma par son ontologie, celle du mouvement, aussi infime soit-il.

Voilà comment on replace l’être humain au cœur du sublime désarmant d’un monde qu’il nous faut apprivoiser. Si le panneau introductif en Swahili définit avec brio Lorenzo, le texte final de Mad Max : Fury Road aurait très bien pu le remplacer (et s’imposer au age comme le résumé parfait de la filmographie de l’auteur) : "Où devons-nous aller… nous qui errons dans cette désolation à la recherche du meilleur de nous-mêmes ?"

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Guéguette
Guéguette
il y a 3 années

Pas incompris, juste dur pour le grand public. Zéro compromis, rien est épargné.

rientintinchti
rientintinchti
il y a 3 années

Au sujet de la façon dont les labos sont soumis à une logique capitaliste sans humanité on peut penser au scandale du daraprim et de cet assassin de Martin Shkrelli.
ou encore au scandale du Trovan dans lequel pfizer testait des produits sur des enfants qu’ils utilisaient comme cobayes au Nigeria.
Je vous invite d’ailleurs à bien vous renseigner sur tous les scandales pfizer. Vous comprendrez que finalement celles et ceux que l’on appelait complotistes ne le sont peut-être pas.
Un peu comme pour le projet mk ultra.

Kyle Reese
Kyle Reese
il y a 3 années

Film poignant et révoltant. Vu il y a longtemps.
Avec tous les milliards que gagnent les labos je pensais naïvement (j’étais jeune) qu’ils pouvaient se consacrer aux maladies rares. Mais non, c’est juste un bizness comme un autre et ils dictent leurs lois comme ils l’entendent. Quand on voit le prix délirants de certains médicaments qui peuvent sauver des vies. Parfois 1 million de dollars pour 1 dose …
L’indécence totale.