Avant son image de blonde voluptueuse, Troublez-moi ce soir le rôle d'une jeune femme hantée par ses névroses.
Il y a eu les robes moulantes, celle, plus iconique encore, de sa performance alors qu'elle chantait d'une voix langoureuse son anniversaire au président John F. Kennedy. Il y a eu la sérigraphie d'Andy Warhol, les costumes vendus bon marché à la foire-fouille, l'anecdote d'une culotte doublée en vue de cacher l'ombre des poils pubiens dévoilés par une bouche de métro.
Il y a eu ce trait d'eye-liner, cette mouche au coin de la bouche systématiquement rouge que reproduisent des centaines de tutoriels sur YouTube. Il y a eu une étoile sur le célèbre Walk of Fame, des empreintes au Grauman's Chinese Theatre, une statue érigée à Hollywood, une centaine d'ouvrages, des dizaines de documentaires et de biopics plus ou moins opportuns.
Un commerce, en bref, autour d'une image. Celle d'une poupée à la plastique avantageuse, et subséquemment condamnée à des rôles de séductrices écervelées dont la belle cherchera toute sa vie à s'émanciper. Mais bien avant tout cela, il y a eu ce premier rôle principal, dépourvu du glamour traditionnel, où la performance se mêle à la tragédie du privé.
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a star is born
Avant les paillettes et les flashs impitoyables des paparazzi, il y a eu Norma Jean Baker (née Mortenson) — la femme derrière le symbole. L'actrice, ou plutôt, l'icône telle que la connaît le grand public, n'est jamais qu'une invention dont il s'est gargarisé jusqu'à la déshumanisation la plus totale. Car Marilyn n'était pas une personne. Marilyn était une idée, un fantasme aussi vendu que vendeur.
Repérée par le photographe militaire David Conover tandis qu'elle officie à l'usine lors de la Seconde Guerre mondiale, Norma Jean décide de s'essayer au mannequinat. Elle signe alors un premier contrat auprès de l'agence Blue Book Modeling en 1945, et rencontre l'année suivante le photographe Andre de Dienes, lequel multipliera les poses de pin-up, et même, une poignée de photos de charme.
En parallèle, et sur les conseils d'Emmeline Snively, elle éclaircit progressivement ses cheveux jusqu'à obtenir son célèbre blond platine. Malgré son petit succès, Norma Jean se rêve actrice ; elle désespère de faire ses premiers pas au sein de la grande machine hollywoodienne, et multiplie les petits essais jusqu'à s'attirer l'attention de Ben Lyon, un cadre de la 20th Century Fox. Tel que l'on rapporté les auteurs Randall Riese et Neal Hitchens dans leur ouvrage The Unabridged Marilyn, l'homme aurait alors perçu en la jeune femme "la prochaine Jean Harlow", à laquelle la future Monroe empruntera ses caractéristiques physiques les plus emblématiques.
Pour mieux se défaire des balbutiements de sa jeunesse et imposer une distance entre elle et l'intraitable industrie, elle abandonne son patronyme pour le nom de jeune fille de sa mère, et emprunte son prénom à Marilyn Miller, une célèbre actrice des années 20 – décédée tragiquement jeune elle aussi. Par la suite, elle altère davantage son apparence au moyen d'une rhinoplastie ainsi que d'une génioplastie payée de la poche de son nouvel agent, Johnny Hyde. Le personnage est né. Ne manque désormais plus que la star.
Les causes de l'ascension fulgurante de Marilyn Monroe seront également celles à propulser sa descente aux enfers. Lorsque la carrière de l'actrice débute pour de bon en 1952, le code Hays – dont les restrictions pudibondes sont en vigueur depuis 1934 – relaxe enfin sa sévérité. L'état d'esprit du public américain, soumis depuis plus de vingt ans au puritanisme affligeant desdites "bonnes moeurs", se résume alors peu ou prou au besoin d'assouvir ses pulsions libidineuses. Autrement dit, le peuple est en chien, et réclame de la chair fraiche en salivant. L'époque se veut donc propice aux jolis brins de fille aux formes voluptueuse, aux sourires bien alignés, et bien sûr, Norma Jean en fera les frais.
certains l'aiment chaude
Initialement, "Marilyn Monroe" se prête au jeu. Dans son roman Marilyn, le dernier secret, l'auteur William Reymond écrit du personnage : "Marilyn a construit sa carrière sur une illusion. Celle de la blonde à forte poitrine et faible cervelle. Une gentille fille, sûrement facile et pas bien futée. Une image dans l'air du temps, cultivée à l'écran et renforcée à chaque intervention médiatique [...]. Un miroir déformant dont Marilyn a tout au long de sa vie tenté d'éviter le reflet".
En cause : le chef-d'oeuvre d'Howard Hawks Les Hommes préfèrent les blondes, lequel impulsera un poncif recyclé à travers les non moins classiques Comment épo un millionnaire, Sept ans de réflexion, Certains l'aiment chaud et consorts. Si l'image semble aujourd'hui intemporelle, elle n'a cependant pas toujours été aussi appuyée par la filmographie de l'actrice. En 1952, après une série de rôles mineurs et un age par l'actor's studio, Marilyn Monroe se trouve au coeur d'un scandale : un maître chanteur peu scrupuleux menace de révéler au grand public le calendrier pour lequel la star a posé intégralement nue en 1948.
Si la fourberie aurait eu matière à avorter l'ascension de Monroe, celle-ci s'en défait habilement, et les productions auxquelles elle est rattachée usent de l'affaire pour mieux surfer sur cet essor médiatique soudain. Sont alors diffusés consécutivement Le Démon s'éveille la nuit de Fritz Lang, Cinq Mariages à l'essai d'Edmund Goulding, et enfin, Troublez-moi ce soir de Roy Ward Baker.
Adapté du roman Mischief de Charlotte Armstrong, le thriller propose non seulement à l'actrice son tout premier rôle principal, mais aussi, une véritable proposition de jeu. Elle y interprète Nell Forbes, une jeune femme ébranlée par la mort tragique de son amant durant la guerre, et poussée par son oncle à assurer la garde d'une enfant le temps d'un soir.
Le babysitting pour les troubles
Loin des clichés exploitant à outrance la figure de la veuve éplorée, Troublez-moi ce soir se joue plutôt d'un trouble plus sournois ; le personnage y perd ainsi peu à peu la raison après avoir fait la rencontre fortuite de Jed Towers (l'excellent Richard Widmark), un autre pilote de ligne sur lequel Nell ne tardera pas à superposer le fantôme de feu son ancien amour.
Pour Marilyn Monroe, il ne s'agit là que d'un rôle censé la projeter au coeur des projecteurs. Pour Norma Jean, élevée une partie de son enfance par une mère souffrant de schizophrénie paranoïaque et ayant toujours vécu dans la peur d'hériter de la maladie, l'enjeu est bien plus personnel.
(s)exploitation
Outre l'angoisse jungienne de reproduire les névroses de la mère, le récit multiplie sans le savoir les parallèles avec la vie de son interprète de tête, et prédit également les propres dérives mentales de Norma Jean ; il est ainsi dévoilé par l'oncle de son personnage que Nell a été internée trois années durant dans un hôpital psychiatrique de l'Oregon.
Une expérience qu'endurera également l'actrice suite à son divorce douloureux d'Arthur Miller ; elle sombrera alors dans l'alcool et l'automédication, et se retrouvera régulièrement incapable de se rendre sur le tournage des Désaxés, son ultime long-métrage. À l'issue de quoi, l'actrice sera internée au sein d'une clinique psychiatrique, où elle sera notamment enfermée dans une cellule capitonnée.
Au demeurant, l'idée de cette captivité subie se retrouve sans avoir besoin de chercher bien loin. Une brève analyse des quelques décors dont profite le film – tourné en studio et usant des codes du huis clos – suffit à percevoir une triste mise en abîme. La chambre d'hôtel dans laquelle se déroule l'action, et où Nell s'enferme progressivement est ainsi non seulement à concevoir comme métaphore des plateaux où l'actrice y interprétait ses rôles les plus réducteurs, mais aussi (et surtout), la prison dorée d'une industrie qui n'aura eu de cesse de l'exploiter.
On observera également les discours complaisants ou lubriques qu'imposent les personnages masculins, plus paternalisants les uns que les autres, à la jeune femme ; miroir, à n'en pas douter, d'adresses toujours plus sexistes et condescendantes effectuées à son encontre. Il n'y a qu'à lire la critique acerbe rédigée par Bosley Crowther à la sortie du film pour avoir une idée générale de la mésestime dont Marilyn a pu souffrir venant de ses pairs comme du tout public :
"Le fait est que Marilyn Monroe a été bien arrangée par la 20th Century Fox pour s'assurer une célébrité tape-à-l'oeil. Il nous est répété qu'elle est le petit bout le plus sensationnel à avoir atterri à Hallywood depuis des années. Il y peut-être a matière à de telles suppositions, mais si les studios attendent d'elle qu'elle puisse jouer la comédie, il faudra lui donner bien des leçons de la part d'un coach très compétent, et très patient".
"Sois belle et tais-toi"
Mais les similitudes entre l'actrice et son personnage ne se limitent pas au traitement de celui-ci par les autres ou encore à la mise en scène de Roy Ward Baker, non. En vérité, le parallèle le plus sinistre est également le plus subtil. Dans un plan particulièrement surprenant pour le contexte social et chronologique, il est dévoilé que Nell a tenté de se donner la mort en se tailladant les veines, et si aujourd'hui encore, le sujet est ouvert à débat, la cause officielle du décès de Norma Jean est celle d'un "probable suicide".
En 1962, Marilyn Monroe décède tragiquement à l'âge de 36 ans. De son vivant comme à titre posthume, celle-ci est un produit avant d’être un individu ; une icône dont l’image se vend et se revend à outrance, dont l’héritage s’arrache aux ventes aux enchères, dont l'image se marchandise comme un logo, comme une garantie publicitaire. Aujourd'hui, les tourments physiques et mentaux dont Norma Jean a pu souffrir sont de notoriété publique, et d'aucuns seraient en mesure d'arguer qu'une telle prise de conscience couperait enfin court à ce commerce malsain. Malgré cela, divers récits prolongent le mythe plutôt que la femme, le symbole, plutôt que la personne.
On en conviendra, sa performance à l'occasion de Troublez-moi ce soir a eu le mérite d'appuyer son talent, et plus important encore, sa multidimensionnalité ; mais ce serait omettre la conclusion du film, laquelle fait fi de son propre personnage. Escortée par les autorités, Nell disparaît de l'écran tandis que la jeune chanteuse Lyn Lesley se pend au bras de Jed, plus amoureuse que jamais après sa petite démonstration d'humanité. Un écho cynique pour Norma Jean, dont le malheur aura, à de trop nombreuses reprises, contribué aux réussites des uns et des autres.
"Je serais tout ce que vous voudrez", implore Nell à Jed pour le convaincre de rester. "Pourquoi ? Pourquoi est-ce si important pour vous ?", lui répond-il. "Parce que je dois être avec vous." Lettre d'amour, sans doute, de Norma Jean à ce cinéma qui n'aura jamais su, ni souhaité, le lui rendre.
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Merci pour cet article qui est dans la lignée de l’excellent Blonde