En racontant l'ultime séance d'un cinéma sur le point de fermer, Goodbye, Dragon Inn s'impose comme l'hommage terminal au 7e Art.
On sait qui fait du cinéma : les cinéastes, les producteurs, les chefs opérateurs, les acteurs, etc. Mais qui fait le cinéma ? Qui décide que le tas d'images assemblées produit un effet de sens, provoque un voyage émotionnel induisant une expérience renouvelée du monde ? En somme, qui est le créateur final de la beauté ? Nul autre que celui qui pose son regard sur un objet, le désigne et affirme : "ceci est beau". La fonction de l'artiste diront certains : ils auraient tort et Goodbye, Dragon Inn le prouve, ou plutôt, le montre.
L'artiste désigne l'objet, mais celui qui, en premier lieu, pose ce regard, c'est littéralement le spectateur. "La beauté réside dans l'œil de celui qui regarde" dit l'adage. Tsai Ming-Liang est dédié à cet œil réceptacle, humble et essentiel, loin d'autres hommages autrement plus vaniteux aux artistes et à une industrie économique. Tout le sel de Goodbye, Dragon Inn est d'ailleurs concentré dans le dernier plan de son montage d'ouverture, qui opère une fabuleuse double monstration et établit une dynamique fondamentale : c'est l'écran qui occupe le cadre, mais c'est sur le spectateur qu'on fait le point.
Si "exister c'est être perçu" comme dirait l'autre adage, aimer le cinéma, c'est aimer celui qui le perçoit. Goodbye, Dragon Inn est la lettre d'amour finale au cinéma, car il loue son rouage le plus essentiel, celui qui donne vie au cinéma : le spectateur qui accepte l'invitation au voyage esthétique, et regarde le film.
VOYAGE SPATIAL
Un gigantesque cinéma à Taïwan, plein à craquer. Le film projeté est Dragon Inn, un film d'art martial taïwanais sorti en 1967 absolument fondateur du cinéma local et raz-de-marée populaire d'ampleur mythologique sur l'île – mais aussi à Hong-kong. L'équivalent de notre Grande Vadrouille, mais avec des sabres et du kung-fu à la place des nazis et des grimaces de Louis De Funès.
Le même cinéma, plus tard. Sa fermeture a été actée, et pour sa dernière séance, il projette à nouveau Dragon Inn, comme un souvenir de gloire d'antan. Pas un chat dans la salle. Enfin, façon de parler. Il y a bien un chat de gouttière qui traverse le cadre de temps en temps, et quelques oiseaux de nuit venus errer dans le cinéma.
Ces quelques corps en action, réunis dans ce bâtiment qui prend l'eau de partout comme une Méduse sur le point de sombrer, seront nos personnages principaux. Un équipage taiseux et clairsemé, mais qui a encore une pulsion de vie. On pourrait même dire pour certains qu'ils ont une sacrée bougeotte. Goodbye, Dragon Inn établit d'emblée ce curieux phénomène : l'art d'aimer l'art, c'est l'art d'aller vers l'art, c'est l'art de bouger le cul de son siège pour aller poser son cul dans un siège. Un déplacement physique, et donc, un voyage en somme. Vers l'inconnu qui plus est, et donc presque une aventure.
Il y a bien un chat dans le cadre
Goodbye, Dragon Inn est le récit de cette aventure, ou plutôt le récit croisé de plusieurs de ses spectateurs, dont l'ensemble tisse l'histoire du lieu où leurs fils se rencontrent : le cinéma. C'est aussi une fin de parcours : ils ne sont pas nombreux à s'être bougés pour assister au chant du cygne du bâtiment. Mais ce n'est pas parce qu'ils ne sont pas nombreux qu'ils ne comptent pas, ou que leurs microaventures ne sont pas dignes d'intérêt. Et comme toute aventure, celle du spectateur e par des étapes imprévues, fait des détours. Goodbye, Dragon Inn est une exploration du cinéma, devant l'écran, mais aussi derrière, au-dessus, en dessous, dans les souterrains pleins de cartons, dans les coursives poussiéreuses.
Le cinéma est un voyage dans l'espace géographique au sein duquel s'ajoute une multitude de petits topographiques. Le cinéma est un art, mais matériellement, c'est avant tout un lieu. Nos protagonistes voyagent vers le cinéma, mais voyagent également dans le cinéma. Un touriste japonais flotte dans les sombres couloirs du bâtiment à la recherche d'un amour fugace. L'ouvreuse cherche le projectionniste qu'elle n'a jamais rencontré. Des silhouettes sans nom circulent. En bon représentant du slow cinema, et donc du cinéma de l'errance, Goodbye, Dragon Inn observe le mouvement, évoque l'idée fondatrice que le cinéma est l'art de ce même mouvement : c'est dans le nom.
Cadres fixes, personnages en mouvement
VOYAGE MENTAL
Dans Goodbye, Dragon Inn, chaque déplacement d'un personnage est un récit, de même que lorsqu'on va au cinéma, on ne fait pas que voir un film. On déplace son corps, on traverse des paysages, on sort voir le monde. Contempler le reflet du soleil hivernal sur les nuages en descendant la rue. Oublier son parapluie et prendre une trombe d'eau. Déplacer ses vêtements pour faire libérer le siège d'en face sur lequel s'assoit un autre spectateur. Ce sont ces micros-histoires qui entourent l'action principale d'aller au cinéma et qui composent Goodbye, Dragon Inn, rappelant au age une autre fonction du cinéma, qui est de proposer un voyage mental : aller voir des histoires, c'est alimenter sa propre histoire.
Il ne faut pas se laisser tromper par le découpage, constitué exclusivement de plans fixes longs : l'ambiance est funèbre, mais on y traque l'étincelle de vie, comme on traque le dernier battement de cœur dans le corps d'un mourant. Si bouger est un signe de vie, l'une des puissances du cinéma est sa capacité à faire bouger les corps, sur l'écran et devant l'écran. En animant les images, le cinéma anime le spectateur. Au propre, en mettant son corps en mouvement. Au figuré, en lui donnant une anima, une âme, soit, une raison d'être : regarder le monde qui bouge, et bouger dans le monde. Le cinéma n'est pas qu'un lieu de vie, c'est aussi un lieu qui donne de la vie, une autre partie constitutive de sa beauté.
La beauté dans l'oeil du spectateur
Goodbye, Dragon Inn ne fait pas voyager ses spectateurs-personnage et son spectateur-public que dans les méandres de son immense cinéma, mais aussi dans le labyrinthe de sa psyché, hyperactivée au de l'œuvre. Il ne faut pas oublier qu'au cinéma on assiste à une séance, un terme coopté de la pratique du spiritisme : on se réunit pour collectivement faire apparaître ses esprits. Tsai Ming-liang décrit en images cette opération presque magique : le cinéma projette moins une œuvre sur un écran qu'il ne projette son spectateur dans son esprit, le fait voyager dans ses souvenirs en les mêlant aux souvenirs du monde.
C'est cette place qu'occupe le film Dragon Inn dans Goodbye, Dragon Inn : un mélange de souvenirs de cinéma, et de souvenirs de spectateurs de cinéma qui en fait une relique d'un é aussi sacré que ténu, au bord de l'oubli. Un personnage l'affirme : le cinéma est hanté. C'est vrai, car en vérité, tous les cinémas sont hantés. Le cinéma est un art fantomatique, d'esprits invoqués : les fantômes du spectateur hantent les films qu'il regarde, et lui-même laisse un peu de son ectoplasme derrière lui dans les lieux qu'il traverse, et qui tiennent prisonnière une partie de nous pour l'éternité.
Dites-nous que ce n'est pas un film de fantômes, on vous écoute
INTER-TITRE
Il est d'ailleurs curieux que la traduction ait fait le choix de nommer le film Goodbye, Dragon Inn, comme un adieu définitif, là où le titre chinois Bú sàn est beaucoup plus ambigu. Exemple parfait de la beauté de la langue chinoise, capable de proposer 10 000 sous-entendus en deux syllabes, ce titre est en réalité un morceau de phrase qui peut signifier, en fonction du contexte, "Ne pars pas" ou, au contraire "dont il est impossible de partir".
Une contradiction qui résume la poésie de la dialectique œuvre-spectateur : il n'est jamais possible de partir totalement des œuvres qu'on explore, qui retiennent une part de notre esprit après les avoir quittées. Mais dans le même temps, la supplique rappelle que les œuvres ne peuvent vivre que de cette part abstraite et ont besoin de présence physique pour être vues – donc pour exister et donc pour ne pas mourir.
Mais cela ne s'arrête pas là, Bú sàn est également un jeu de mots sur l'équivalent chinois du proverbe "Toutes les bonnes choses ont une fin" : "c'est à la fin de la chanson que la foule se disperse" (dian zhong ren san), souvent transformé dans des contextes littéraires ou dans des poèmes en "à la fin de la chanson, personne ne part" (dian zhong bu san, "san" signifiant la dispersion, et "bu", qui remplace "ren", étant une forme négative), sous-entendu, parce que le public est encore captivé. Goodbye, Dragon Inn intègre d'ailleurs ce moment de flottement après la séance dans ses dernières séquences, une fois la projection du film dans le film terminée.
Présence et absence(s) dans le même cadre
Le titre du film est aussi multiple que le film lui-même et retranscrit parfaitement les contradictions qui gouvernent au royaume des émotions, rappelant que recevoir une œuvre d'art est avant tout une histoire d'affects communs. On aime. On n'aime pas. Et parfois, les deux en même temps. C'est ce que signifie Bú sàn. D'un point de vue purement syntaxique, c'est un impératif, ou au moins un indicatif négatif : ne pars pas, sous-entendu, le public est sur le point de partir. Mais l'image connotée est celle d'un public captivé (captif ?), qui ne part pas malgré la fin du spectacle. Bú sàn : toutes les bonnes choses ont une fin dans le monde physique, mais il est impossible de s'échapper du souvenir, qui vit éternellement.
Et il y a encore un troisième degré de lecture. Il faut souligner que la langue chinoise crée du sens en accolant des concepts et n'a pas ou peu de mots dont la fonction est uniquement grammaticale, comme un déterminant ou une conjonction de coordination. Au premier degré, "san", terme extrêmement chargé en chinois classique, veut dire déambuler (pas un hasard pour un film sur l'errance). Mais c'est aussi un concept : celui de la dispersion, la dissolution – d'un collectif, d'un moment, ce que vous voulez. Sauf que le titre Bú sàn le met à la forme négative, donc l'inverse de la dispersion : l'agglomération. Le titre Bú sàn raconte aussi cela, la beauté d'une séance de cinéma, c'est sa capacité à agglomérer. Mais quoi ?
VOYAGE SOCIAL
Ou plutôt qui ? S'il est sur le point de mourir, le cinéma de Goodbye, Dragon Inn demeure jusque dans ses derniers instants un lieu de vie, un forum où se croisent inconnus, anonymes, quidams. Le cinéma agglomère les spectateurs, et, ce faisant, agglomère la vie sous toutes ses formes. Goodbye, Dragon Inn réunit même les spectateurs assidus et les distraits qui viennent moins pour ce qu'il se e à l'écran que pour le confort des sièges et le goût sucré des friandises en amoureux. Sous ses dehors de film auteurisant, élitiste, long et contemplatif, Goodbye, Dragon Inn met parfaitement en lumière la fonction sociale et la capacité du médium a réunir des êtres qui n'ont pas le même but dans un lieu commun.
C'est qu'on trouve de tout dans la salle de Goodbye, Dragon Inn. Homosexuel, étranger, homme, femme, couple, individu isolé, vieillard avec enfant. Chacun d'entre eux est un point d'étape dans le voyage, le nôtre comme celui des personnages eux-mêmes. C'est particulièrement vrai pour le personnage du touriste japonais, qui se déplace dans la salle d'un spectateur à l'autre, comme d'une attache à une autre. Fuyant d'abord les amants bruyants, il atterrit entre un type collant et une femme impolie qui lui impose ses pieds, avant de partir à la poursuite d'une silhouette dans le labyrinthe du cinéma.
Il y a même quelques légendes du cinéma qui traînent dans la salle, avec les acteurs King Hu mais aussi... de Dragon Inn, toujours du même King Hu. Le choix de Dragon Inn n'est en outre évidemment pas anodin. Outre l'impact du film de King Hu sur l'enfant qu'était Tsai Ming-Liang, c'est son statut populaire qui est célébré. Certes, dans l'écrin le moins populaire possible et imaginable, mais cela reste néanmoins une célébration totalement sincère, et surtout sans aucun surplomb.
D'ailleurs, Goodbye, Dragon Inn accorde la plupart du temps une énorme partie du cadre à Dragon Inn, se maintient toujours au niveau du public pour ne surtout pas sortir de la subjugation et éroder la puissance de l'œuvre. C'est que, pour vraiment rencontrer les autres, faire l'expérience du voyage dans le territoire nouveau et inconnu de l'altérité, on ne saurait s'extraire de cet ensemble hétéroclite qui forme un peuple. Goodbye, Dragon Inn décrit également la séance de cinéma comme un encouragement, une poussée à aller vers les autres : en étant à leur dans la salle ; en se mettant à leur place, dans l'écran. Cette puissance est telle que même l'ouvreuse au pied-bot se décide à faire une rencontre.
VOYAGE ASTRAL
Car si les personnages de Goodbye, Dragon Inn déambulent, si Tsai Ming-liang propose une esthétique de l'errance, tout cela n'est pas sans but, car tous ceux qui errent ne sont pas perdus (merci Tolkien). Et pour reprendre d'autres mots (d'Emily Dickinson cette fois), toute vie converge vers un centre, et dans chaque nature humaine existe un but. En réalité, Goodbye, Dragon Inn fait moins égarer ses personnages qu'il ne les fait graviter autour d'un centre... de gravité, évidemment. Seule source de lumière dans le noir autour de laquelle tournent en silence les personnages, l'écran agit comme un soleil sur de petits astres héliocentriques.
Beauté ultime du cinéma : c'est harmonieux. Derrière leurs trajectoires incertaines, l'écran-soleil dessine et organise un accord entre les êtres, aboutissant à une harmonie foutraque semblable à celle de la nature. Soit, en grec : un cosmos, dont l'essence même est qu'il est aussi manifeste que sa logique existe tout en étant impossible à déchiffrer.
Goodbye, Dragon Inn interdit d'ailleurs à l'ouvreuse d'atteindre la fin de son voyage avec la cabine de projection où l'attendait sa rencontre avec le projectionniste, dernier personnage introduit dans les vingt minutes de fin et dernier rouage de cette machinerie divine. Qu'il arrête son travail, que les lumières se rallument, et aussitôt, l'œuvre du dieu dans la machine qu'il sert disparaît.
La lumière revient déjà, le film est terminé
Aucun spectateur ne survit à l'arrivée soudaine de l’éclairage blafard dans la salle, tous ont disparu dans la coupe qui sépare la cabine de la salle, de même que le son de Goodbye, Dragon Inn s'arrête pendant un instant d'éternité cruelle. L'indolent vide cosmique laisse place à un néant rigide, le lieu de vie n'est désormais plus habité que par un silence de mort. Il n'y avait pas grand monde dans Goodbye, Dragon Inn, mais c'est la première fois que l'absence se fait sentir. Fin du voyage, l'esprit regagne le corps, et après avoir nagé dans le microcosmos de la salle, il faut replonger dans le macrochaos du monde extérieur.
Ainsi s'achève Goodbye, Dragon Inn. La lumière revient déjà et le film est terminé. Goodbye, Dragon Inn, et "bye bye les héros qu'on aimait" comme disait Eddy Mitchell : ils sont partis redre son Gary Cooper, ils avaient en commun de défendre l'opprimé. Fin du film, fin du cinéma : le cinéma du film est définitivement fermé, le Fu-Ho Grand Theater de la réalité a également été définitivement fermé après le tournage de Goodbye, Dragon Inn. Plus aucune chance pour que le projectionniste et l'ouvreuse ne se croisent, le monde est un peu moins beau.
Eddy Mitchell encore : "Le cinéma est fermé, c'était la dernière séquence, c'était la dernière séance, le rideau sur l'écran est tombé". Et à la fin de la chanson, la foule encore captivée se disperse.
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