Avec Ang Lee pure souche, aussi épique que romantique.
À l'exception de quelques cinéphiles un rien aventuriers, le genre du wu-xia-pian (le film de cape et d'épée chinois) a dû s'armer de patience avant de conquérir le public occidental. S'il connaît son âge d'or entre les années 1960 et 1970, sous l'impulsion de cinéastes comme King Hu, réalisateur du désormais célèbre A Touch of Zen, tous les yeux sont pourtant braqués sur la légende Bruce Lee, dont les exploits et le charisme marquent à l'époque le film de kung-fu hongkongais.
Après deux décennies de morne plaine, le wu-xia-pian renaît dans le sanglant The Blade de Tsui Hark en 1995, mais le vrai renouveau a lieu cinq années plus tard avec Tigre et Dragon d'Ang Lee. Signant le retour du cinéaste taïwanais en Asie après trois longs-métrages tournés en langue anglaise, le film est l'adaptation du quatrième livre issu de la Pentalogie de la Grue d'Acier de Wang Dulu. Après avoir porté à l'écran le roman Raison et sentiments de Jane Austen, Ang Lee renoue ici avec la veine mélodramatique de son cinéma et s'offre un casting de luxe, Michelle Yeoh en tête.
Coproduction internationale entre la Chine, Hong Kong, Taïwan et les États-Unis, Tigre et Dragon remporte tous les suffrages lors de sa présentation hors compétition au Festival de Cannes en 2000, et va jusqu'à décrocher quatre Oscars parmi de nombreuses autres récompenses. Récoltant 213 millions de dollars de recettes mondiales pour un budget initial de 17 millions seulement, le film est un triomphe total. Dans ces conditions, on s'interroge : et si le wu-xia-pian moderne lui devait tout ?
Les monstres sacrés sont de sortie
DUELS ASCENSIONNELS
Dès l'entame du film, tout respire la sérénité, du hameau en bordure de fleuve aux paysans vaquant à leurs occupations. On est alors dans la Chine rurale du XIXe siècle. Sorti de sa retraite, le chevalier Li Mu-Bai (Chow Yun-Fat) vient confier à la guerrière Yu Shu-Lien (Michelle Yeoh), une amie de longue date, son épée nommée "Destinée" pour qu'elle la transmette à son tour au seigneur Té. Mais une fois remise à son destinataire à Pékin, l'épée est dérobée la nuit même par un mystérieux voleur. Très vite, les soupçons se portent sur Yu Jiao-Long (Zhang Ziyi, fabuleuse révélation), fille d'un gouverneur, et sur Jade "La Hyène" (Cheng Pei-Pei), une criminelle redoutée et redoutable.
Bien sûr, récupérer l'épée va relever du véritable parcours du combattant, et pour orchestrer cette lutte acharnée, Ang Lee fait appel aux talents du chorégraphe et cascadeur Yuen Woo-Ping, à qui l'on doit entre autres les joutes martiales de Fist of Legend et Matrix. Et il va sans dire que les acrobaties de Neo et Trinity se rappellent au bon souvenir du spectateur ici, tant les sauts périlleux, les lévitations spontanées et les sprints sur les murs sont légion. Mais la dynamique y est pourtant différente, assumant un rapport direct aux éléments, la pensée chinoise établissant une interaction immuable entre le ciel et la terre, d'où ces envolées magiques dont sont coutumiers les héros du film.
Une nouvelle discipline fait son entrée aux Jeux olympiques
Cette connexion à la Nature se trouve également dans les surnoms "animaliers" des personnages, comme Jade "La Hyène" et d'autres sobriquets du même acabit : "Aigle de fer", "Puma ailé", etc. Alors oui, on nage en plein zoocentrisme, mais la plupart des cultures, orientales ou occidentales, en ont quasiment fait une religion. Il n'y a qu'à voir les superhéros Black Panther ou Wolverine pour se convaincre de cette mimétique animale du guerrier. Il en va ainsi dans la tradition du wu-xia-pian qui invite les combattants à lâcher le fauve qui sommeille en eux à condition de savoir le dompter.
Le titre original du film, Crouching Tiger, Hidden Dragon, que l'on peut traduire par "Tigre tapi, dragon caché", renvoie justement à cette idée. Quand Mu-Bai se décamoufle en surgissant de la végétation, il se comporte tel un prédateur fondant sur sa proie, et lorsqu'il se téléporte d'un endroit à un autre à la faveur d'une simple coupe au montage, il opère à la manière d'un dieu. C'est ce trajet de l'humain au divin, du terrestre au céleste, qui caractérise l'arc des personnages. "Je suis l'invincible déesse de l'arme blanche", s'écrie Jiao-Long peu avant le dernier acte, alors qu'elle défie un groupe d'hommes résolus à lui faire payer son affront.
Verra bien qui tranchera la dernière
À LA LOYALE
En hiérarchisant les rapports de classe entre ses protagonistes, Tigre et Dragon malmène les principes de respect et de loyauté au cœur de tout wu-xia-pian et plus largement des mœurs chinoises. Si Mu-Bai et Shu-Lien sont d'extraction modeste, ils n'en demeurent pas moins des mentors, à contrario de Jiao-Long qui, malgré ses origines nobles, revêt encore le statut d'apprenti eu égard à sa jeunesse. Ce tiraillement entre le privilège social et l'expérience au combat est de fait source d'inimitiés et de trahisons entre les deux camps.
Ang Lee impose ainsi à ses personnages d'examiner avec prudence leurs interlocuteurs afin d'en percer les intentions, et parfois le masque des conventions est le meilleur moyen d'avancer à couvert. Jiao-Long est la première à l'avoir compris. Si elle calligraphie, c'est au fond pour mieux tromper son monde. Un jeu de dupes auquel la jeune femme prend un malin plaisir, et le spectateur avec elle, quand bien même Mu-Bai et Shu-Lien ne s'en laissent pas conter si facilement. Reconquérir la confiance de l'autre et lui montrer son vrai visage, voilà après quoi les héros courent désespérément, au risque de perdre leur Qi, c'est-à-dire leur souffle vital.
Attention, ils veillent au grain
Il est alors intéressant d'observer l'importance symbolique de certains objets ou fétiches, à l'instar de l'épée "Destinée" et du peigne de Jiao-Long. Dans un cas comme dans l'autre, ils servent à leurs détenteurs de boussoles morales et sentimentales. Se les approprier par la force ou la ruse n'est en rien gage de sagesse, les recevoir comme preuves d'amitié ou d'amour l'est en revanche. Que l'épée e de main en main jusqu'à revenir à son propriétaire légitime montre bien à quel point la notion de transmission guide le parcours des personnages.
"Seul compte l'élan du coeur", déclame Mu-Bai avec l'espoir de ramener Jiao-Long dans le droit chemin. Un enseignement que la jeune femme essaie d'ignorer malgré son idylle avec Lo (Chang Chen), un ancien amant et brigand rencontré dans le désert, qu'elle a dû quitter en raison des obligations liées à sa condition. Que le réalisateur retrace l'histoire de leur rencontre au gré d'un flashback-fleuve d'une vingtaine de minutes, en plein milieu du film, témoigne d'une assurance totale dans la conduite du récit, et fait du sentiment amoureux la seule constante à même d'abattre les dernières défenses des protagonistes.
HONNEUR AUX FEMMES
S'il y a bien un point qui permet à Tigre et Dragon d'être au fait de son époque, au-delà de la virtuosité sidérante des combats, c'est sa dimension féministe. Le terme pourrait paraître galvaudé ou brandi comme une étiquette vaguement opportuniste, il n'en est rien tant le film réussit à offrir un vrai portrait de femmes là où le genre a plus souvent célébré la bravoure des hommes. Reste que le wu-xia-pian a déjà intronisé par le é des héroïnes de poigne, comme dans L'hirondelle d'or de King Hu sorti en 1966. On se gardera donc de crier à la révolution ici, quand bien même Ang Lee parvient à enrichir la figure de la guerrière d'une sensibilité plutôt inédite.
Que ce soit Shu-Lien, Jiao-Long ou Jade "La Hyène", toutes jouent sur deux tableaux, endossant tour à tour un rôle social conforme aux attentes du patriarcat et leur véritable identité. Cette dualité est à l'origine de leur tourmente, le sens du devoir, de la discipline, de l'honneur, s'opposant à leur quête de liberté, de justice, d'absolu. Chacune s'en accommode à sa façon, l'idéal de vertu étant incarné par Shu-Lien et l'horizon de violence par Jade "La Hyène", Jiao-Long évoluant entre les deux et écopant de la trajectoire la plus complexe du film.
Elle a les yeux revolver, elle a le regard qui tue...
La révolte de ces femmes semble alors convoquer l'ancienne querelle culturelle entre le taoïsme et le confucianisme, deux doctrines prônant l'épanouissement, à ceci près que l'une défend un comportement libertaire spontané et l'autre un engagement social à toute épreuve. Des considérations à la fois politiques et philosophiques qui alimentent le discours féministe du film. Mais ce que Tigre et Dragon a sans doute de plus beau à dire au sujet de ses héroïnes est contenu dans la sensualité de leurs gestes, de leurs caresses et parfois de leurs attaques à l'égard des hommes.
Quand Shu-Lien se laisse prendre la main par Mu-Bai, elle vient donner corps à un fantasme, une illusion, idem pour Jiao-Long qui devient symboliquement l'étoile filante que poursuivait Lo dans le désert. Rendre tangible ce qui était jusque-là inaccessible, voilà peut-être le super-pouvoir dont sont dotées ces guerrières. Une expérience physique vécue aussi par le public, comme l'expliquait Ang Lee lors d'une interview accordée au magazine Entertainment Weekly en 2020 : "Tigre et Dragon rassemble réellement les gens, non pas de façon rationnelle, mais à un niveau viscéral (…) C'est juste merveilleux".
"Ta main sent le riz moulu, c'est bizarre non ?"
Plutôt que de signer le retour d'Ang Lee à un cinéma plus traditionaliste, Tigre et Dragon fait au contraire basculer le wu-xia-pian dans la modernité. En dopant les combats grâce aux nouvelles techniques de pointe et en injectant du mélodrame là où il en était très peu question auparavant, le cinéaste crée un précédent pour le genre qui donnera lieu ensuite à des films tels que Hero et Le Secret des poignards volants de Zhang Yimou. Hélas, le succès du film a encouragé la production d'une suite, datant de 2016 et sortie depuis sur Netflix, et la comparaison avec le premier volet n'est clairement pas à son avantage. En même temps, on ne se mesure pas au maître si facilement.
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@kyle Reese @zetagundam je suis un peu d’accord avec vous sur le côté Canada dry du film de sabre hong-kongais. Après je trouve que le film est une très belle porte d’entrée sur le genre. Je ne crois pas avoir vu the blade, je vais réparer cette erreur au plus vite. Surtout que j’adore Wesley Snipe (ok je sors, pardon )
Encore une vision catastrophique et extrêmement simpliste concernant l’histoire du cinéma chinois. Écran large toujours à la ramasse quand il s’agit de pousser un petit peu les curseurs historiques.
Du même avis que @zetagundam
Un très beau film de sabre mais un peu trop occidentalisé. Mais il fallait surement ça pour attirer un public qui ne connaissait rien à ce genre de film.
Sinon comme l’a dit @Ray Peterson, The Blade autre film de sabre majeur au traitement bien différent. Plus réaliste dur et brutal. Ce film fut une plus grande claque que celui de Ang Lee.
Ce film est juste magique, mais bon faut aimer le Wu xia!
Ne surtout pas s’affliger Tigre et dragon 2 qui est d’une extrême nullité!
@la Rédac
Attention à ne pas trop me tendre la perche quand même hein…
Très grande oeuvre.Poetique ,triste et une réalisation remarquable. Ang Lee nous livre une oeuvre sincère et esthetiquement grandiose. Une référence du wu xia pian.
2 ans plus tard son homologue Zhang Yimou nous signe un « Hero » tout aussi magistral.
2 films inoubliables de sabres chinois profonds et philosophiques.
A l’époque, je découvrais Zhang Ziyi, Ang Lee et Tan Dun. 3 claques dans 3 professions artistiques différentes. Le combat entre Ziyi et Yeoh est hallucinant et la séquence des bambous belle à pleurer. A coeur vaillant, rien d’impossible. Respect Mr Ang Lee.
Bon après, si on chipote, en terme de film de sabre avant y’a eu The Blade de Hark qui mettait la barre bien bien haut.
Je n’ai pas revu le film depuis sa sortie ciné mais j’ai le souvenir d’un très beau film visuellement, bien qu’un peu long pour ma part, mais plombé par un gros sentiment de déjà vu quand on a quelques connaissances dans le cinéma de Hong Kong
Un très beau film. Je l’ai revu récemment pour le faire découvrir à mes enfants, et l’émerveillement reste total. Merci pour l’article !